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« Avis. Pas ­d’arrière-salle ici pour les dames. »

Joseph Mitchell

J’y pigeais que dalle

Aus: Le Merveilleux saloon de McSorley. Récits New-yorkais, S. 483 – 492

Il existe un restaurant dans River Street à Hoboken, dans le New Jersey, en face des jetées et à quelques pâtés de maisons de la remise du Lackawanna Ferry, qui s’appelle My Blue Heaven Italian Restaurant. Un été, je revenais de Copenhague sur un cargo de Hog Island, la nourriture était mauvaise et, quand le cargo s’est finalement amarré à Hoboken, le premier endroit que j’ai vu où je pouvais manger était My Blue Heaven et j’y suis allé directement avec ma valise à la main. Je me suis assis et le serveur m’a tendu un menu, mais avant que j’aie commencé à lire, il m’a dit que le plat du jour était un risotto avec du calamari et qu’il me le recommandait. « C’est du riz, a-t-il dit, avec des calmars. » Je n’avais encore jamais alors mangé de risotto, et certainement pas de calmar, mais j’ai commandé le plat du jour, de façon impulsive, et j’ai trouvé ça extrêmement appétissant. Depuis ce jour, je suis assez souvent retourné à My Blue Heaven, si on pense que j’habite à Greenwich Village et que je dois prendre un ferry et traverser le fleuve pour y arriver, ce qui, bien sûr, est une partie du plaisir. J’ai fini par connaître les gens qui gèrent l’endroit et quelques-uns des habitués. (Je n’ai jamais posé de questions sur le nom, et je suppose que c’est parce que je sens qu’il y a là quelque chose de sentimental ou même de mignon, et j’ai une si bonne opinion de l’endroit et des personnes qui y travaillent que je préfère ne pas savoir.)

Un dimanche, il n’y a pas longtemps, je me suis réveillé au milieu de la matinée. C’était une très belle journée et j’ai décidé de prendre le ferry pour Hoboken et de déjeuner à My Blue Heaven.

Quand j’y suis arrivé, vers midi, Paulie, le barman, polissait paresseusement des verres. Un commissaire des docks grincheux du nom de Chris, qui traîne souvent là-bas, était assis à une table à l’avant, buvait une bière hollandaise et lisait un journal du dimanche de Newark. Udo, le cuisinier, et Vinnie, un serveur, étaient assis à une table à l’arrière, en face de la porte de la cuisine. Udo buvait du café et Vinnie nourrissait le chat de la cuisine avec des saucisses de foie du buffet gratuit. Je me suis assis avec Chris. Pendant que je déjeunais, il m’a lu à voix haute et avec mépris un article du journal de Newark qui spéculait sur un combat entre Joe Louis et « Two Tons » Tony Galento, le poids lourd gras et excentrique de New Jersey. Paulie a cessé de polir des verres, est venu à notre table et nous sommes lancés dans une discussion sur Galento.

Tandis que nous parlions, un homme et une femme sont entrés. Je dirais qu’ils s’approchaient de la cinquantaine. Elle était petite, avait des cheveux roux et était assez jolie, bien qu’un peu maigre et négligée. Je me rappelle qu’elle portait une robe verte qui lui allait très bien. L’homme était costaud, il avait un double menton et paraissait morose. Je me rappelle surtout qu’il portait un complet en serge bleue qui avait l’air trop petit pour lui, comme s’il avait pris du poids. À l’avant de My Blue Heaven se trouvent deux tables poussées l’une contre l’autre afin que le soleil qui traversait la fenêtre puisse les atteindre. Chris, Paulie et moi étions assis à l’une d’elle. Les nouveaux arrivants se sont assis en face de nous, à l’autre table ensoleillée.

Vinnie est arrivé de la cuisine, apportant des menus et des verres d’eau. Sans regarder le menu ou Vinnie, l’homme a commandé un sandwich au rosbif chaud. Il avait le Herald Tribune, il en a sorti les pages de sport et a jeté les autres sections sur une table derrière sa chaise où étaient posés des piles de serviettes de table. Il ne prêtait aucune attention à la femme et l’a laissée commander toute seule. Elle a étudié le menu assez longtemps avant de se décider.

« Charlie, a-t-elle dit quand le serveur est parti, j’aimerais avoir la partie magazine du journal. »

Il lisait les sports. Il n’a pas levé les yeux quand elle a parlé, mais a fait un geste de tête en direction de la table des serviettes derrière lui. Elle l’a fixé des yeux, attendant de voir s’il allait lui passer le journal. Puis elle s’est levée, est allée jusqu’à la table et l’a pris elle-même. À notre table, nous avions repris notre discussion sur Galento.

« Galento, il prend rien au sérieux, a dit Paulie. Il pense que c’est drôle de s’entraîner à la bière et aux hot-dogs. S’il cessait de picoler et s’entraînait vraiment, il pourrait affronter Joe Louis. »

« Des clous ! a dit Chris. Ce serait comme si on laissait tomber un coffre-fort sur sa tête. Ce serait un assassinat. »

Il y avait deux grandes photographies de Louis et Galento dans le journal de Newark. Chris avait étalé le journal sur la table. Paulie s’est penché au-dessus et a étudié la photo de Galento.

« Il a l’air d’un homme dur à raser », a-t-il dit.

« Il a juste l’air dur, a dit Chris. Un combat comme ça, ça n’aurait aucun sens. Ce serait un homicide volontaire. Tony ne pourrait pas résister à Joe même si Joe avait les mains et les pieds liés et que Tony pouvait se battre avec une batte de baseball. »

L’homme avec la femme a cessé de lire. Il s’est tourné sur sa chaise et a regardé Chris. Il paraissait énervé.

« Qu’est-ce qui fait que vous êtes si sûr de vous sur tout ça ? » a-t-il demandé.

« Je vous demande pardon ? » a dit Chris, surpris.

« Qu’est-ce qui fait que vous êtes si sûr que ce serait un assassinat ? a-t-il demandé. Vous pensez que vous êtes un grand expert en boxe ? »

La femme l’a saisi par le poignet.

« Charlie, a-t-elle dit. S’il te plaît, pour moi. »

« Ferme-la, imbécile », a-t-il dit.

Il a retiré sa main et s’est tourné une fois de plus vers Chris : « Vous vous prenez pour un expert ? » a-t-il demandé.

« Mon ami, a dit Chris, je pense que Galento est un minable. Si ça peut vous faire plaisir. »

« Un expert », a dit l’homme.

« Mon ami, a dit Chris, est-ce que par hasard vous sauriez ce que Tommy Loughran a dit à l’arbitre ? Ce qu’il a dit quand Sharkey a fini par l’abattre l’autre fois ? »

« Quoi ? »

« Il a dit : « Est-ce que je pourrais m’asseoir quelque part ? » »

« Et alors ? »

« Alors je fais simplement une prédiction. »

À ce moment-là, Vinnie est arrivé pour apporter du jus de tomate à la femme. L’homme s’est retourné sur sa chaise. « Encore un autre de ces experts de Jersey », a-t-il dit en reprenant la page des sports. Chris a haussé les épaules. Il a dit à Paulie qu’il aimerait une bière et Paulie s’est dépêché d’aller la lui chercher. Il n’y avait plus de conversation à notre table. Je buvais mon café et Chris avait repris son journal et sa bière. Au bout d’un instant, l’homme à l’autre table a cessé de lire, s’est étiré et a bâillé.

« Je suis fatigué », a-t-il dit à la femme.

« Fatigué ? » a dit la femme. Son visage était tendu.

« Ouais, a-t-il dit. Fatigué. T’en as jamais entendu parler ? »


Vinnie a apporté leurs commandes. La femme avait pris une omelette et Udo avait préparé un gros sandwich au rosbif pour l’homme. Quand ils ont fini de manger, la femme a dit : « Il était comment, ton sandwich, Charlie ? »

« Pire sandwich que j’ai jamais eu, a-t-il dit. Je crois que ça va définitivement retarder ma croissance. »

« Mon omelette était très bonne », a-t-elle dit.

« Et si on buvait quelque chose ? a dit l’homme, ça pourrait peut-être améliorer ton caractère. »

« Mon caractère ! a-t-elle dit, les yeux grands ouverts par la surprise. Qu’est-ce qu’il a, mon caractère ? »

« Rien, a-t-il dit, sauf que tu ne t’es pas fendue d’un sourire depuis que Christ a quitté Cleveland. »

La femme a ri nerveusement.

« Non, a-t-elle dit, je n’ai pas envie d’un verre. »

Les tables étaient tellement proches l’une de l’autre que Chris et moi entendions tout ce qu’ils disaient, et cela nous mettait mal à l’aise. J’ai tenté de rouvrir la discussion sur le combat de boxe, mais Chris était devenu maussade. Il ne me répondait pas.

« C’est une belle journée, pas vrai, Charlie ? » a dit la femme.

Il ne lui a pas répondu. Un moment plus tard, il a dit : « Je ne t’avais pas dit que tu devais aller chez le dentiste ? » La femme a acquiescé.

« Je sais, Charlie, s’est-elle dépêchée de dire. Je sais. »

« Je n’ai jamais vu des dents aussi tordues, a-t-il dit. Il faudrait que quelqu’un travaille sur tes dents. On dirait que tu sors d’un accident. Est-ce que tu ne m’as pas promis une douzaine de fois d’aller voir le dentiste ? »

Les lèvres de la femme tremblaient. Vinnie est venu reprendre les assiettes sales et, pendant qu’il était à leur table, elle souriait. C’était un sourire tendu, douloureux. Quand Vinnie est reparti elle a sorti un mouchoir de son sac à main, sans regarder le sac sur ses genoux mais en le fouillant en aveugle. Ses yeux étaient pleins de larmes. Chris et moi regardions par la fenêtre.

Nous entendions l’homme secouer son journal avec colère. Ensuite il s’est levé pour aller aux toilettes. Une minute plus tard la femme s’est dirigée vers le phonographe à pièces à l’extrémité du comptoir. Elle a choisi un disque et a mis une pièce de cinq cents dans la fente. C’était « Night and Day », un disque de Frances Longford. La musique paraissait un peu hystérique. Pendant qu’elle était là, penchée sur les titres derrière le verre du phonographe, il est sorti des toilettes et s’est assis. Elle n’est pas retournée à la table avant la fin du disque.

« Pourquoi as-tu mis ça ? » lui a-t-il demandé quand elle s’est rassise.

« Je ne sais pas, a-t-elle dit avec nervosité. Je l’ai fait, c’est tout. »

Il a chanté d’une voix nasale pour se moquer de la chanson : « « Dans le silence de ma chambre solitaire, je pense à toi. » »

« Allons-y, Charlie », a-t-elle dit.

« C’était ton idée, a-t-il dit d’un ton méprisant, partir sur le ferry. »

« J’ai cru que ce serait amusant, comme une idiote, a-t-elle dit. Allons-y, Charlie. »

Vinnie a mis l’addition sur la table. L’homme a payé Paulie et ils sont partis.

« Eh ben, a dit Paulie dès qu’ils ont été dans la rue, quel sale type ! »

« J’aurais dû lui envoyer une baffe, a dit Chris. Il n’était même pas soûl. »

« Comme il a traité cette femme ! a dit Paulie avec indignation. Eh ben, c’est pas une façon de traiter une femme. »


Je suis resté à My Blue Heaven jusqu’à environ deux heures. J’ai alors pris River Street. En haut de la rue, j’ai descendu la colline et je me suis rendu sur le Gdynia American Pier, me suis assis au soleil sur une sablière et j’ai regardé le trafic qui passait sur le fleuve. En fin d’après-midi, je suis remonté sur la colline, j’ai repris River Street et je me suis dirigé vers la remise du Lackawanna Ferry. Sur la place cimentée devant la remise, une foule observait un homme nourrir au vol les pigeons qui fréquentent les jetées de Hoboken. C’était l’homme que j’avais vu à My Blue Heaven, le sale type. Il jetait des cacahuètes aux pigeons. La femme était debout près de lui, elle tenait un sac de cacahuètes. Ils s’amusaient bien. L’homme était à genoux. Il tendait la main vers le haut, prenait quelques cacahuètes dans le sac, les écalait et les lançait. Les pigeons arrogants se précipitaient sur le ciment, se poussaient les uns les autres et marchaient sur les chaussures des badauds, et la femme riait. Quand elle riait, elle était très séduisante. Je me rappelle avoir pensé : « Je parie qu’il empoisonne les pigeons. »

Je suis entré dans la remise du ferry et j’ai bu une tasse de café au comptoir du déjeuner. Au bout d’un moment, les portes du ferry se sont ouvertes et je suis monté à bord. Je me suis rendu à l’avant du ferry et suis resté debout contre le bastingage. Tandis que le ferry s’écartait de la jetée, l’homme et la femme sont montés sur le pont, bras dessus bras dessous. Ils sont venus et ont mis leurs coudes sur le bastingage. La femme était juste à côté de moi. Ils parlaient. Il a dit à la femme quelque chose que je n’ai pas compris, elle a ri et dit : « Tu te moques pas de moi, quand même ? » Je n’ai pas entendu sa réponse. Et puis la femme, en riant gaiement, a dit : « Je parie que tu dis ça à toutes les filles. » C’était ainsi qu’ils parlaient, qu’ils riaient et parlaient, toute la durée de la traversée du fleuve. J’y pigeais que dalle.


(1938)

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Joseph Mitchell

Joseph Mitchell

wurde in Iona (North Carolina) geboren. Im Alter von 21 Jahren kam er einen Tag nach dem Börsenkrach 1929 nach New York und begann seine journalistische Laufbahn als Kriminalreporter bei verschiedenen Tageszeitungen. Er gilt als Mitbegründer des New Journalism. Als Chefreporter des New Yorker wurde er zur lebenden Legende. Nach seiner Reportage »Joe Gould’s Secret« (1964) veröffentlichte er bis zu seinem Tod keine Zeile mehr, suchte jedoch täglich sein Büro auf.

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Joseph Mitchell: Le Merveilleux saloon de McSorley

Joseph Mitchell

Le Merveilleux saloon de McSorley
Récits New-yorkais

Übersetzt von Bernard Hoepffner

Broschur, 544 Seiten

Vergriffen

New York, années trente à cinquante. Voilà bien longtemps que les reportages, portraits et récits de Joseph Mitchell font partie des grands classiques de la littérature américaine. Il était donc grand temps de faire traduire ces récits fourmillant de personnages originaux et d’événements improbables.

Parus entre 1938 et 1955 dans le journal The New Yorker, les textes réunis dans le présent recueil, livre de chevet de Paul Auster, de Jonathan Lethem ou encore de Woody Allen, dessinent une sorte de tableau animé d’un milieu populaire new-yorkais en proie à une lente disparition. Avec ces portraits fouillés, le mythique père fondateur du « New Journalism » démontre de manière inégalée que le reportage de terrain peut être une discipline littéraire à part entière qui se lit avec gourmandise.