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Psychopathologie de la vie numérique

Maël Renouard

Modifications infimes et considérables

Veröffentlicht am 11.12.2017

Au début des années 2000, quand les téléphones portables commençaient à ne plus être une marchandise de luxe, mais un objet de consommation de masse, et que, pour la plupart d’entre nous, nous les prenions en mains pour la première fois, nous étions souvent exposés, faute de familiarité avec un tel appareil, à des manipulations malencontreuses dont la plus notable peut-être consistait à laisser involontairement un message sur le répondeur de quelqu’un qu’on avait appelé peu de temps auparavant, ou pour mieux dire, plutôt qu’un message, un enregistrement fortuit d’une conversation où l’on n’avait pas particulièrement surveillé ses paroles.

Souvent, par une singulière ironie du sort, ces enregistrements arrivaient précisément sur le répondeur de celui ou de celle qui ne devait surtout pas les entendre.

On se penchera peut-être un jour sur le phénomène étonnant que constitue l’épidémie de révélations, d’élucidations inattendues, de petites ou de grandes apocalypses personnelles qui s’abattit alors sur l’humanité, dans ces courtes années de maladresse par lesquelles commença un nouveau millénaire.

Je me souviens qu’un soir de l’hiver 2001, rentrant chez moi après avoir pris un verre dans le quinzième arrondissement avec un ami et sa fiancée de l’époque, je trouvai sur le répondeur de mon téléphone fixe (je n’avais pas encore de téléphone portable) un long message, où j’entendis d’abord le barman du café dont je revenais, apparemment curieux d’en savoir plus sur le portable de mon ami (à moins qu’ils n’aient eu, le garçon et la fille, ce téléphone en commun, chose qui paraît bien étrange aujourd’hui, mais qui arrivait assez souvent en ce temps-là), et qui demandait, en pointant très probablement son index vers l’écran : « Et là… C’est qui, Maël ?... », puis cet ami qui répondait : « Maël ? C’est le mec qu’on va voir, là… », et enfin sa fiancée de l’époque qui ajoutait en levant les yeux au ciel : « Oh ! lui, je peux pas le voir… », après quoi ils avaient repris leur petite démonstration de maniement du téléphone, le message malencontreux s’était interrompu de lui-même, et j’avais reposé le combiné, d’un geste vidé de toute énergie.




En 2004 ou 2005, dans le port de Cannes, un ami me désigna une femme seule sur le pont d’un voilier, en me disant qu’un jour, deux ou trois ans auparavant, elle avait trouvé sur son téléphone un message d’une heure laissé par l’homme qui était alors son mari, une heure qui était un fragment d’une autre vie, dans une autre maison, avec une autre femme et d’autres enfants, dont elle avait entendu soudain toutes les voix inconnues.

En France, l’une des plus spectaculaires histoires d’appel involontaire qui parvînt à la connaissance du public fut sans doute celle qui se trouva être l’un des éléments centraux de « l’affaire Cahuzac », dans les premiers mois de la présidence de François Hollande. Contraint à la démission après que les rumeurs lui attribuant un compte bancaire secret en Suisse furent devenues indubitables, le ministre Cahuzac avait scellé son destin bien des années auparavant, lorsque en l’an 2000, étant député du Lot-et-Garonne, il avait laissé, non pas à une connaissance quelconque, mais, par une incroyable malchance, à son principal adversaire politique local, un message qui était l’enregistrement d’un bout de conversation où il évoquait sans fard l’existence d’un tel compte, en ayant d’ailleurs cette savoureuse réplique de polar, « l’UBS, c’est quand même pas la plus planquée des banques… » L’adversaire politique local, naturellement, s’était empressé d’enregistrer une copie de cette pièce à conviction inopinée et l’avait déposée en lieu sûr, chez un notaire ou dans le coffre d’une banque ; elle avait resurgi, longtemps après, pour peser de manière décisive dans l’enquête.

Il y a une jolie scène d’ouverture, dans un album de Tintin (je dirais, sans avoir vérifié, Coke en stock), où Tintin et le capitaine Haddock sortent d’un music-hall en commentant la pièce qu’ils viennent de voir, et qu’ils semblent avoir appréciée, mais dont Haddock critique tout de même une scène, trop invraisemblable à ses yeux, celle où tel personnage retrouve par hasard, dans la rue, un ami d’enfance qu’il n’a pas revu depuis des lustres – et c’est alors que le capitaine, à un carrefour, se cogne littéralement dans le général Alcazar, une vieille connaissance que nos deux héros avaient totalement perdue de vue.

De la même façon, un scénariste qui écrirait une intrigue où il utiliserait un message téléphonique involontaire pour précipiter le dénouement serait probablement accueilli avec de grands éclats de rire par son producteur – « Ah non ! Le coup du message involontaire sur le répondeur, c’est trop fort ! Creusez-vous un peu les méninges, mon vieux ! Qui va croire à ça ? » – et pourtant, le scénariste aurait beau jeu de répondre que la réalité est plutôt de son côté, surtout si l’intrigue à laquelle il travaille doit se dérouler au début des années 2000.

La réalité, autrefois, était pauvre en reconnaissances et en élucidations, et c’était l’imagination qui s’autorisait des solutions invraisemblables, paresseuses ou spectaculaires. Pour se hisser au niveau de la réalité, l’imagination devait faire de grands efforts de complexité ou de subtilité, et malgré ces efforts, elle avait souvent le sentiment de ne pas être à la hauteur. Désormais la réalité s’accorde des facilités auxquelles l’imagination n’aurait pas eu recours sans avoir honte de sa propre faiblesse. Notre notion de la vraisemblance est en train de changer. Le Deus ex machina n’est plus réservé aux pièces de théâtre mal ficelés, il est dans les poches intérieures de nos vestes.




Attendant, seul, à l’une des tables que le café du théâtre de l’Odéon installe à l’air libre sur la place, devant les marches de l’entrée, pendant les mois d’été, je vois, de loin, deux adolescents, un garçon et une fille, qui jouent entre les colonnes à mimer un shooting de mannequin, la fille enchaînant les poses et le garçon multipliant les prises de vue avec son téléphone. Jeu inimaginable quand j’avais leur âge, il y a vingt ans : si l’on n’était pas un photographe professionnel, cette possibilité de prendre à l’infini des clichés, tchac-tchac-tchac, n’existait que dans les films. Il aurait été un peu dément de gâcher de la sorte toute une pellicule en une minute à peine. J’ai le sentiment d’assister à quelque chose qui, en apparence, n’a rien d’extraordinaire, mais où je perçois le signe infime de tout un monde nouveau, de toute une nouvelle manière de vivre où les images ne sont plus une denrée relativement rare, et relativement coûteuse, comme elles l’étaient encore à l’époque de mon adolescence, mais sont devenues légères, infinies et gratuites comme les mots que nous prononçons. Perdu dans ces pensées, je dois les regarder un peu trop longuement, un peu trop fixement. Ils s’en aperçoivent, s’interrompent, me regardent à leur tour, en se parlant. Je m’empresse de feindre de m’absorber dans la contemplation de mon téléphone. Je songe à leur compréhensible incompréhension, qui redouble notre éloignement.




J’ouvre un album de photographies sur lequel je retombe par hasard. C’est l’un des seuls que j’aie composés ; mes photographies sont souvent restées dans leurs pochettes cartonnées. Ces albums m’inspiraient des sentiments ambivalents. A vingt ans ils me rappelaient ce temps de l’enfance un peu trop soigneusement classé par nos parents, ces photographies qu’ils parcouraient avec attendrissement, et de temps à autre montraient aux cousins, aux amis, alors qu’on n’aimait pas tellement s’y voir. Ensuite, avant que, vieillissant, je n’aie eu le temps de me convertir aux délices de cette sage herborisation, les appareils de photo numériques sont apparus, puis les téléphones portables, qui avaient commencé assez tôt – alors qu’ils n’étaient pas encore des smartphones – à pouvoir prendre des clichés rudimentaires, ont amélioré leurs performances techniques au point de se substituer, pour beaucoup d’entre nous, aux appareils de photo proprement dits.

Dans cet album, quelque chose m’intrigue : je me demande pourquoi des lieux que j’ai visités à quelques mois voire à une ou deux années d’intervalle sont de temps à autre juxtaposés sans transition. Je me souviens, après un bref moment de perplexité, qu’à cette époque-là je pouvais conserver longtemps la même pellicule dans mon appareil, et qu’il me fallait parfois attendre de la finir pour retrouver des photographies que j’avais prises l’année précédente et dont il m’arrivait de ne pas du tout me souvenir. Cette latence des images pouvait ménager des surprises. A la fin d’Ascenseur pour l’échafaud, c’était la révélation d’une première série de photographies dans la pellicule de l’appareil de Maurice Ronet qui provoquait le dénouement de l’intrigue policière. (Autre chose encore refait surface dans ma mémoire, subitement : les négatifs. J’avais oublié jusqu’à leur existence. Ils étaient glissés dans une fente, sur le devant des pochettes cartonnées dans lesquelles on récupérait les photographies.)

La latence des images avait le caractère implacable et fatal d’une loi naturelle. Ce n’était pas une question de moyens. Même Spielberg, même Coppola devaient attendre avant de voir le résultat d’une prise de vue. Un seul objet accomplissait le miracle de donner l’image immédiatement – ou presque immédiatement – alors qu’on se trouvait encore sur les lieux où on l’avait prise : le Polaroïd. Je me souviens, enfant, d’avoir trouvé son idée fascinante, exaltante, et d’avoir insisté pour que nous en ayons un à la maison. Ce fut en vain ; et je soupçonnai mon père d’être le gardien d’une ascèse, d’un commandement d’allure presque biblique : tu ne jouiras pas immédiatement des images.

Les véritables raisons de cette réticence étaient sans doute plus simples. Un dimanche, en Touraine, au milieu des années 1980, nous allâmes dans une sorte de musée, ou de lieu à thème, je ne sais comment caractériser cet endroit qui me semble, dans mon souvenir, bien trop petit pour être un « parc », quelque part, en tout cas, où l’on pouvait voir quelques reconstitutions d’animaux préhistoriques en carton-pâte. Je me rappelle une cour au sol recouvert de graviers, où il y avait un mammouth en compagnie duquel un homme se proposait d’immortaliser la venue des visiteurs, pour cinq ou dix francs de l’époque, au moyen d’un Polaroïd. On m’offrit cette faveur ; et ce fut une telle déception, cette image au ciel blanc, aux couleurs fades, aux contours imprécis, cette pauvre image qui s’aventurait témérairement dans la réalité qu’elle représentait, qui s’offrait d’une manière presque sacrificielle à cette comparaison qui était cruellement en sa défaveur, que je cessai aussitôt de désirer cet objet et de regretter que nous n’en possédions pas. Mon père devait savoir d’expérience qu’entre l’idée du Polaroïd et ce dont il était capable en pratique, l’écart était grand.

Bien des années plus tard, en 2012, on me prêta un Polaroïd, ainsi qu’à plusieurs autres personnes, afin que je réalise quelques clichés qui feraient partie d’une exposition dont l’argument était, en résumé, que chacun photographie un objet qui lui évoquait le passé au moyen de cet appareil devenu lui-même archaïque, muséal pour ainsi dire, depuis longtemps déjà. J’avais choisi comme objet le voilier miniature que, dans mon enfance, je faisais naviguer sur le bassin du Luxembourg – quelques années avant que nous n’habitions en Touraine. C’était la première fois que j’utilisais un Polaroïd et je crus que je n’y arriverais jamais. Il me parut infiniment complexe et aléatoire de réaliser un cliché à peu près exploitable. Cet appareil n’était pas un précurseur immédiat de nos smartphones, contrairement à ce que l’on pouvait croire quand on oubliait quelles avaient été sa lenteur et sa rusticité ; et je ne pus m’empêcher de penser qu’il avait même, en comparaison de ce dont nous disposions désormais, un aspect indéniablement préhistorique.

L’immédiateté est désormais la norme dans la jouissance des images. Il ne faut plus compter sur la lenteur de leur apparition, ni sur leur rareté, pour nous enseigner la patience stoïcienne ou l’épargne bourgeoise. Et dans le sentiment nouveau que quelque chose qui ressemblait à une loi naturelle, à une nécessité inscrite dans l’être, est soudainement aboli, se glisse le frisson faustien d’une victoire sur le temps et la mort : aujourd’hui encore (cette expérience commence pourtant à avoir déjà quelques années), chaque fois que je filme une scène de la vie sur mon téléphone et que je la visionne aussitôt, superposant aux choses que j’ai devant moi l’image de ces mêmes choses telles qu’elles étaient une ou deux minutes auparavant, je suis saisi par l’impression troublante que l’humanité n’est plus très loin d’accéder à la capacité technologique de ralentir, d’arrêter ou de manipuler le cours du temps.




Psychopathologie de la vie numérique. Une nuit de septembre 2016, je rêve que c’est la rentrée et que je dois donner un cours. Il y a des années que je n’ai pas enseigné. Je suis projeté là, in medias res, dans un établissement de nature indéterminée. Je n’ai absolument rien préparé ; je n’ai avec moi aucun livre, aucun crayon, aucune feuille de papier. Je n’ai jamais su improviser. J’ai longtemps espéré d’en être un jour capable, l’expérience et le temps ayant fait leur œuvre ; cela ne s’est pas produit. Quelquefois, par flemme ou parce que j’avais beaucoup à faire par ailleurs, j’ai repoussé indéfiniment la préparation d’un cours, en songeant alors, eh bien, à Dieu vat, ce sera l’occasion d’improviser – et le résultat n’a pas été heureux. L’épreuve s’annonce donc rude, mais, pour essayer de me rassurer, je l’aborde en jouant avec l’idée que cette fois-ci, enfin ! après tant d’années, mon éternel espoir pourrait tout de même être exaucé. Devant la salle, il y a des visages familiers, je ne sais plus de qui il s’agit, probablement d’anciens élèves, je me souviens de me dire, tiens, c’est gentil à eux d’être venus, c’est toujours agréable de sentir des présences amies quand on parle en public, et cela tombe bien, comme je n’ai rien préparé je vais pouvoir les faire participer. Je sens de plus en plus qu’il va falloir jouer serré pour remplir les deux heures de cours que j’ai devant moi. J’essaie de prolonger au maximum le moment flottant où, juste avant le début du cours proprement dit, on bavarde avec les élèves dans le couloir ou près des machines à café. Tout en leur parlant, je me demande silencieusement, avec une inquiétude croissante, ce que je vais bien pouvoir leur faire faire, mais je finis par avoir une idée, on va lire, puis commenter oralement, un paragraphe du Discours de la méthode dont par chance j’ai dans mes fichiers Word, accessibles sur mon smartphone, une vieille analyse vaguement rédigée et prête à resservir – je ne sais plus quel est le paragraphe en question, mais je me rappelle que dans le rêve j’ai très précisément quelque chose en tête. Je n’ai pas de livre, pas de photocopies, mais je me dis, ce n’est pas grave, ils doivent tous avoir un smartphone, je vais leur demander de chercher le texte sur leur écran, et si jamais il y en a un qui n’a pas de smartphone, il pourra regarder sur celui de son voisin. (Ce rêve a une source réelle, dont il renverse les positions de manière assez ironique : il y a quelques mois, un ami professeur de philosophie en classes préparatoires me dit, l’internet nous fait entrer dans une sorte d’immense bordel généralisé, comme on pense qu’on peut toujours tout retrouver à tout moment, c’est la fin du classement, la fin de l’organisation, l’autre jour, je fais passer une colle à un élève, il arrive mains dans les poches, je lui demande, vous avez le texte, il me dit, non mais attendez monsieur, je vais le retrouver sur mon téléphone.) On est dans la salle, maintenant. Je commence à croire que je vais peut-être me tirer de ce mauvais pas. Une seule chose m’inquiète un peu, c’est que les visages familiers ont presque tous disparu furtivement. Je remonte l’allée centrale, qui semble s’allonger à mesure que je marche tout en pianotant sur mon écran tactile, mais de plus en plus fébrilement, car au lieu du vieux fichier Word qui devait me sauver la mise, je ne vois apparaître qu’un mélange incompréhensible pour moi de caractères japonais et de figures géométriques ; alors, l’implacable logique du cauchemar m’ayant vaincu, elle m’accorde sa grâce et je me réveille.

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Maël Renouard

Maël Renouard

(*1979) ist Schriftsteller und Philosoph. Für sein Buch La Réforme de l’opéra de Pékin erhielt er 2013 den Prix ­Décembre. Zudem ist er Übersetzer aus dem Englischen und Deutschen (Walter Benjamin, Karl Kraus u.a.).